Le Seigneur du Temps


C'était du temps où :

les dragons et les monstres vivaient sur terre

la terre était sauvage

les arbres étaient articulés

les animaux vivaient en harmonie

les oiseaux avaient un plumage aux couleurs d'or et d'argent

les humains vivaient à l'état sauvage

les vieillards puisaient leur énergie dans les animaux


Dans la forêt Tonou, bien après que les dinosaures aient disparus, vivait Lucie, une orpheline recueillie par les animaux. Elle n'en avait jamais franchi les limites parce qu'elle avait trouvé protection auprès d'eux. Elle comprenait aussi leur langage. Même les arbres veillaient sur elle depuis qu'elle leur était venue en aide. En effet, un jour, des humains avaient voulu s'attaquer à la forêt en les brûlant. Lucie avait d'abord tenté de les en dissuader en leur disant qu'ils allaient commettre une mauvaise action, mais comme cela n'avait servi à rien, elle avait fabriqué un jet d'eau avec lequel elle avait arrêté l'incendie puis qu'elle avait dirigé vers les hommes, les menaçant de les anéantir sous des trombes d'eau s'ils ne quittaient pas les lieux. Cela avait redonné courage aux arbres qui depuis éloignaient les hommes qui auraient voulu entrer dans le bois en les encerclant. Ils se déplaçaient comme des êtres humains pourvus de jambes, utilisaient leurs branches comme des bras. Pour cette raison, les humains considéraient que ce bois était enchanté et ils n'osaient plus s'aventurer dans ces parages.


Lucie était une brune de petite taille, aux yeux verts et elle s'habillait d'un simple tissu noué autour de la taille. Elle avait quelque chose de sauvage : elle se lavait à la rivière; elle savait user de ruse pour pêcher ou chasser; elle mangeait les fruits des bois parmi lesquels elle savait distinguer ceux qui étaient toxiques, voire dangereux; elle savait grimper aux arbres et parfois, il lui arrivait de marcher à quatre pattes. Pour toutes ces raisons, on la surnommait « La fille de la forêt ».

Un jour, tandis qu'elle marchait, Lucie aperçut un être gigantesque, grand comme un baobab et très gros. Il avait visiblement trompé la vigilance de ses amis et se dirigeait vers elle en poussant des cris affreux. Lorsqu'il fut suffisamment près, elle vit que ses yeux gris viraient au rouge. Elle prit ça pour de la colère et de la cruauté et s'enfuit à toutes jambes, espérant lui échapper. Mais le Monstre faisait de si grands pas qu'il n'allait pas tarder à la rejoindre. La terre tremblait et il laissait derrière lui des empreintes profondes. Elle chercha à accélérer son allure mais elle était si fatiguée que bientôt, il la rattrapa. A sa grande surprise, il ne se passa rien de néfaste : en réalité, le Monstre n'était pas méchant contrairement à ce qu'on aurait pu croire au premier abord. S'il criait, c'était pour appeler à l'aide parce qu'il était blessé. Il raconta à la Fille de la forêt qu'il avait voulu défendre le Rossignol contre Naqmick, le Dragon au dos hérissé de piquants, qui le convoitait, mais qu'il n'y était pas parvenu. Naqmick avait emporté l'oiseau Isalil au sommet du grand Tilleul pour le surveiller jalousement. Il expliqua aussi qu'il avait fait cette tentative pour son maître, le Seigneur du Temps, qui protégeait le monde et qui tenait son pouvoir exclusivement du chant du Rossignol. Ne l'ayant plus, ce dernier allait perdre ses forces et ne plus pouvoir quoi que ce soit contre les malheurs qui arriveraient. Elle comprit que le Monstre était inoffensif, qu'elle devait le soigner mais aussi qu'il fallait absolument retrouver l'oiseau magique. Elle retira donc la griffe qui était plantée dans le mollet du Monstre. Quand il eut recouvert suffisamment de forces, ils partirent en direction du Grand Tilleul. Lucie s'émerveillait de voir le Monstre prendre les couleurs des endroits qu'il traversait, tout comme un caméléon.

Ils marchèrent longtemps, très longtemps. Il faisait de plus en plus chaud et leur progression devenait difficile. Enfin, ils parvinrent dans un désert de terre sans la moindre trace de vie. Lucie et le Monstre avaient du mal à respirer tant l'atmosphère était étouffante. La seule chose qu'ils voyaient, c'était le Grand Tilleul qui se dressait haut dans le ciel. Son feuillage s'apercevait de loin tant il était turquoise et son tronc devait être brillant car il réfléchissait une clarté très vive qui les aveuglait. Il n'y avait aucun endroit où il soit possible de se cacher, de s'abriter...

Le Dragon surveillait les alentours en crachant du feu en permanence. Lucie n'avait pas imaginé qu'il soit si grand : sans même étirer le cou, il aurait aisément pu atteindre, voire dépasser, le sommet de la Tour Eiffel! Cependant, chose étrange, il restait à une distance respectable de l'arbre et dessinait de larges cercles autour du Tilleul, lentement, restant constamment aux aguets.

Il leur faudrait donc divertir Naqmick pour parvenir à récupérer l'oiseau Isalil. L'idée leur vint que le Monstre pourrait s'approcher du Dragon en activant son pouvoir de caméléon pour ne pas être vu. Il le malmènerait sans être repéré, en veillant à ne pas être blessé pour ne pas perdre son pouvoir de camouflage, ceci pour ne pas risquer de les exposer au danger que représentait cette créature. Pendant ce temps, Lucie grimperait à l'arbre et prendrait l'oiseau.

Ainsi firent-ils. Tandis que Naqmick s'énervait car il ne voyait pas son agresseur, battant l'air de ses énormes pattes, Lucie, s'apercevant que le tronc le l'arbre était lisse et ne présentait aucune prise, prit son élan, courut et se propulsa dans son feuillage. Elle escalada l'arbre et atteignit enfin le Rossignol doré dont elle s'empara. Isalil était tellement content d'être libéré, lui auquel le Dragon avait jeté un sort pour qu'il ne puisse plus bouger, qu'il se mit à chanter. Naqmick s'immobilisa immédiatement puis il oublia sa prudence et s'approcha, mais... un peu trop près du Grand Tilleul qui embaumait si fort que cela provoqua sa chute et son endormissement instantané.

Lucie, qui tenait toujours le Rossignol dans ses mains, et le Monstre, en profitèrent pour s'enfuir. Ils eurent le temps d'atteindre la forêt Tonou et d'expliquer la situation aux arbres. En effet, le sommeil de Naqmick n'était que provisoire et il ne tarderait pas à arriver!

Les arbres se soudèrent et formèrent une barrière pour arrêter le Dragon mais cela n'eut pour effet que de ralentir sa progression. Ils firent alors cercle autour de lui et l'enserrèrent de leurs branches. Ils appelèrent à la rescousse les animaux : les lapins firent tant de bonds autour du Dragon que celui-ci ne sut plus où donner de la tête; les serpents venimeux s'enroulèrent autour de sa tête et le piquèrent; les sangliers le chargèrent; les loups et les renards le mordirent jusqu'au sang... Enfin, la résistance hors pair de Naqmick fut mise à mal et le Dragon s'écroula, raide mort.

Il n'y avait plus de temps à perdre. Lucie et le Monstre suivirent l'Oiseau Isalil pour retrouver la cabane du Seigneur du Temps. Celui-ci était accablé de fatigue, allongé en travers d'un canapé et les râles qui s'échappaient de sa bouche révélaient son état d'extrême faiblesse. Il risquait de mourir! Isalil se percha sur son épaule et se mit à chanter. Son chant était mélodieux, puissant. Au fur et à mesure qu'il chantait, le Vieillard recouvrait ses forces : ses joues devenues flasques se gonflaient, ses muscles se tendaient, son regard s'éclairait. Il rajeunissait! Le Rossignol se tut. Ce fut alors le temps des retrouvailles et des histoires à raconter, autour d'un bon thé qui embaumait le logis. Les objets de la maison avaient eux aussi repris leur travail : tandis que le balai se déplaçait tout seul et balayait de droite et de gauche, des mains en plastique faisaient la vaisselle...


Depuis ce jour-là, Lucie revient souvent dans cette cabane du fond des bois. Elle y retrouve ses amis et elle a plaisir à voir que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : Isalil chante, le Monstre prend le soleil et le Seigneur du Temps surveille sans relâche le monde d'en haut et celui d'en bas en essayant d'éviter les malheurs, tout en buvant une tasse de thé!